THE TIME HAS COME

The time has come
To pay the rent
To pay our share

– Midnight Oil

Si globalement les conditions de vie de l’humanité se sont objectivement améliorées au cours des siècles derniers1 à la faveur d’une augmentation générale de l’espérance de vie, d’une baisse de la mortalité infantile, d’une réduction notable des violences civiles, des conflits, des épidémies et des famines — notamment dans le monde occidental dit « développé » et démocratique. Si le projet que formulait Descartes de voir l’homme se constituer « maître et possesseur de la nature »2 et le progrès des sciences modernes pouvaient laisser envisager une croissance du confort de vie individuel et collectif et un développement propice à donner au Jardin d’Eden une réalité terrestre. Si, face au « c’était mieux avant »3 par lequel on est parfois tenté de répondre au désarroi présent, Michel Serre rappelle non sans ironie ce qui caractérisait factuellement ce temps d’avant dont pour une part au moins il a été témoin et que l’on voudrait regretter : En vrac : esclavagisme, travail généralisé des enfants, quasi absence de droits sociaux, des congés payés, de la sécurité sociale, du vote des femmes, nazisme, fascisme, guerre froide, guerre d’Algérie…
La génération X à laquelle Coline Casse (née en 1985), comme moi-même appartenons, faute d’avoir plus que superficiellement été libérée4 par le progrès technique comme Moulinex en avait fait son slogan publicitaire, se reconnait profondément désenchantée.

A ceux qui nous opposent que nous n’avons pas connu la guerre ni les conditions de vie de ceux qui parmi parents et grands-parents n’avaient que rarement accès aux rudiments du confort moderne dont l’eau courante, le frigidaire, la télévision ou les congés sont les manifestations adventices, nous n’avons pour répondre que le sentiment d’une perte de foi dans le progrès, dans l’avenir comme dans nombre d’objets qui avaient jusqu’ici servi de phares, de guides, de moteurs. Une grande désillusion. La médaille a fini par dévoiler son revers et c’est notre profil qu’on y reconnait gravé.
Quant au grand rêve humaniste dont les Lumières semblaient avoir dégagé la fenêtre, Bernard Noël ou Michel Surya, à l’exemple de nombreux de ses plus fervents défenseurs et ouvriers, en avouaient dans un livre d’entretiens au titre évocateur5 paru récemment, la faillite. Le grand jour tant attendu, tant appelé, n’était pas venu. Il nous revenait d’en désespérer.

En mars 2015 un pilote de 28 ans se suicidait en précipitant l’Airbus A320 dans le cockpit duquel il s’était enfermé, à plus de 700km/h sur la montagne des Têtes, dans les Alpes, en emportant avec lui 149 passagers. Geste dont on n’avait pas de mal à regarder comme une métaphore de notre propre situation.
La même année, Bernard Stiegler rapportait les propos de Florian6, adolescent de quinze ans dont il faisait le porte-parole de cette génération qui, à vingt ans ou presque, n’a plus ce rêve de fonder une famille, d’avoir des enfants, un métier, des idéaux, comme l’avaient leurs parents ; convaincus qu’ils sont « la dernière ou une des dernières générations avant la fin ».
Il serait long et hors de propos ici d’analyser comme « la croissance du désert nihiliste » dont Stiegler emprunte la formule à Nietzsche laisse les humains du XXIe siècle sans autre perspective que la rencontre prochaine, annoncée, des limites de l’Anthropocène. C’est-à-dire à devoir mesurer l’impasse vers laquelle les a précipité la politique capitaliste envisagée comme loi naturelle face à laquelle il n’y avait pas d’alternative7 et dont ils se découvrent être les héritiers, les victimes et les pourvoyeurs, engagés à leur insu dans une sorte de servitude volontaire8. Mais il nous faut considérer avant toute chose qu’une artiste comme Coline Casse installe sa conscience, et avec elle les modalités même de ses propres conditions d’existence et tout ce qui est susceptible de la mouvoir comme de l’émouvoir, dans ce monde dont elle est à la fois un produit et désormais, en tant que citoyenne, en tant que voix (dans tous les sens du terme), une des actrices. Son travail, en ce qu’il est témoignage d’une situation vécue et expression de ce que celle-ci anime dans l’échafaudage complexe de sa psychologie, s’il s’en fait parfois l’illustration, est plus profondément encore, physiquement ou matériellement modelé par cette alternance ou cette mêlée de révolte et de désespoir, de panique et de sidération, de rage sourde et d’accablement, d’élans et de mélancolie.

En 1987, le groupe australien Midnight Oil9 demandait dans un tube qui deviendra planétaire : « How can we dance when our beds are burning? How can we dance when our earth is turning? How do we sleep while our beds are burning? » Toutes les figures que Coline Casse met en scène dans ses peintures récentes semblent saisies dans la litanie de ce lancinant, de ce taraudant refrain. Comment danser ? Comment dormir ? Comment aimer, comment vivre ? Ou, comme le demandait Adorno, comment écrire encore un poème après la Shoa ? Comment avoir foi encore dans une aventure sous-titrée par ce constat par lequel Freud devait conclure un livre10 écrit d’un jet, en 1929 : « La question décisive pour le destin de l’espèce humaine me semble être de savoir si et dans quelle mesure son développement culturel réussira à se rendre maître de la perturbation apportée à la vie en commun par l’humaine pulsion d’agression et d’auto-anéantissement ». C’est-à-dire, si l’instinct de vie l’emportera encore sur l’instinct de mort. Les hommes en ce siècle, notait-il, sont maintenant dans la possibilité de mettre fin en un geste à la vie de l’espèce, et peut-être à la vie tout court. De là vient une bonne part de leur inquiétude, de leur malheur, de leur angoisse.

Si le point de bascule ou d’inquiétude dans lequel Antonello de Messine saisit la Vierge dans sa somptueuse Annonciation de 147611 nimbe la révélation d’une gravité heureuse, ou du moins sereine et solaire, les figures solitaires que Coline Casse met en scène se tiennent au bord de davantage de nuit. A proximité d’une piscine d’un turquoise au charme artificiel12, une jeune femme étouffe un cri de terreur qui ne veut même pas sortir, tandis qu’une nuit équivoque bouche l’horizon de nuées qu’habitent les images de ces incendies qui ravagèrent successivement des hectares de forêts en Australie, en Amazonie et en Californie ; celles du 11 septembre, de Lubrizol, du Désert rouge d’Antonioni. L’homme13 qui se tient assis sur un fauteuil vert, presque nu lui aussi, comme en écho au conte d’Andersen14, l’air grave, le visage fermé, acculé par les flammes d’un intérieur rouge bien moins paisible que celui de Matisse15, évoque ces scènes que Bacon16, comme Goya, tira de ses cauchemars. On se prend à lui donner pour bande-son le discours devenu fameux que prononça Jacques Chirac à Johannesburg en 2002 lors du 4ème Sommet de la Terre : « La maison brûle et nous regardons ailleurs. La nature, mutilée, surexploitée, ne parvient plus à se reconstituer, et nous refusons de l’admettre. L’humanité souffre. Elle souffre de mal-développement, au Nord comme au Sud, et nous sommes indifférents. La Terre et l’humanité sont en péril, et nous en sommes tous responsables ». Déni ou cynisme, nous ne pouvons pas dire : « nous ne savions pas ».

Les petits pavillons de lotissement — maison crème, maison rose17 — que l’artiste peint sous un ciel de nuages lourds, presque inquiétants, donnent l’image des aspirations mesquines des classes moyennes pour lesquelles le salut tient à une petite maison à soi, comme un rêve publicitaire, dans le confort desquelles pourraient s’oublier, s’étouffer le tumulte du monde. Sur les pancartes de promoteurs, sous-titrant un photomontage idyllique où tout n’est que sourires, calme et tiédeur, on peut si souvent voir ses désirs ventriloqués : Tout le monde a droit au bonheur. Pièce à verser au portrait à charge.

Une autre toile aux accents caravagiens18 pose un homme en tailleur sur le sol, dans la posture des mélancoliques, retenant sa tête lourde de pensées qui ne semblent pas vouloir se résoudre. Le drame est tout entier avalé par lui-même. Il n’est plus besoin de prononcer aucun mot. Là encore c’est la sidération qui cloue le corps. Tout comme c’est le cas de cette femme qui, en peignoir, comme précipitée soudainement hors de chez elle par le vertige d’un mur dressé devant elle ou le visage de la folie surgit très proche, se retrouve assise dans les escaliers d’un immeuble dont on imagine les surfaces tout aussi patinées que les espoirs de ceux qui y logent, à considérer le vide.

Chaque toile est une image de la catastrophe, non pas dans l’épisode violent que l’on y associe ordinairement, mais dans ce que son étymologie même décrit : la fin de la strophe, sa chute, l’endroit du retournement, de la sortie, du dénouement, de la résorption. Quelque chose que le terme cinématographique de « fade out », dans son lent glissé au noir, pourrait traduire : l’eau monterait doucement, la terre deviendrait de plus en plus sèche, le feu finirait de consommer tout ce qu’il avait rejoint, l’air serait de moins en moins respirable, le jour tomberait sur tout le sang bu…

La pensée qui s’accorde de comparaisons, d’échos et de filiations possibles, assez naturellement convoque dans les parages de celle de Coline Casse l’œuvre d’Edward Hopper. Cet américain, issu de l’illustration, qui devait cristalliser parallèlement aux recherches de Charles Demuth ou de Charles Sheeler héritées du Cubisme et du Purisme, alors que les avant-gardes européennes fourbissent cubisme synthétique, fauvisme, surréalisme, dadaïsme, futurisme, abstractions lyrique ou géométrique et bientôt nouveau réalisme et pop art, le visage de la société des années 40 et 50. Et ce sont Eleven AM (1926), Automat (1927), Hotel room (1931), New York Movie (1939), Excursion into Philosophy (1959), Intermission (1963) qui, en autant de stations, se font l’écho de ce que l’on n’appelait pas encore l’entre-deux guerres, de l’embrasement de la seconde guerre mondiale sous l’impulsion du nazisme ou de l’avènement de la société de consommation qui lui succéda. Un monde suspendu.

Dans une touche et une esthétique différente, qui tient malgré tout à une forme d’abstraction dans le rapport du sujet à son environnement alors réduit à un décor de cinéma, c’est le portrait ou la généalogie de la sensibilité moderne qui se dessine, entre mélancolie, sidération, catatonie, attentisme et flottement incertain face à une inquiétude sourde qu’insinuent ces espaces infinis auxquels s’effrayait Pascal19. Et si dans nombre des toiles de Hopper cet impalpable qui flotte dans l’air et infuse la lumière semble hanté par le spectre de la menace atomique, quelques cinquante années plus tard, à la bascule du siècle, dans les toiles de Coline Casse, la bouche d’ombre s’ouvre de plus près encore, plus concrète, laissant voir dans les structures de sa mâchoire sa nature d’hydre ou de cancer. C’est un ordre banalisé de violences tant physiques que symboliques, de prédations sauvages, de corruptions, de mécaniques suicidaires hanté par les menaces d’épidémie et d’accidents nucléaires20 qui tient la caisse de cet éternel spectacle.

Tout à proximité encore s’accrochent les solitudes animales peintes par Gilles Aillaud, qui dans leurs enclos se réfléchissent en nous. Quelques photographies de Dolores Marat, quelques plans du cinéma d’Antonioni ou toiles de Thomas Lévy-Lasne. La légèreté n’est plus celle de l’élan que les poètes tentaient de saisir dans la doublure de gestes simples comme dans les parages d’un monde flottant, mais ce suspend comme irréel d’avant la chute ou ce par quoi la chute précède le retour au réel de l’impact21.

Un changement de système technique engendre toujours d’abord un désajustement entre ce système technique et les systèmes sociaux qui étaient ajustés au système technique précédent et qui formaient avec lui une époque, rappelle Bernard Stiegler22. C’est l’état de sidération ou de tétanisation produit par cette accélération stratégique qui fait en quelque sorte dérailler ou patiner la pensée qui caractérise ou « symptomatise » la disruption.

Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant.
– Hélas ! tout est abîme, – action, désir, rêve,
Parole ! Et sur mon poil qui tout droit se relève
Maintes fois de la Peur je sens passer le vent.

Charles Baudelaire, entendant celui qu’avait, dans un éclat de conscience, dans la lame de la lucidité, accueilli Pascal dans ce siècle qui abandonnait l’espace aristotélicien qui avait jusque-là constitué le cadre de l’humanisme pour les vertiges de la pensée baroque, en fit un poème23 qui pourrait accompagner le travail de Coline Casse. Un poème au titre évocateur : le gouffre.

En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève,
Le silence, l’espace affreux et captivant…
Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant
Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve.

J’ai peur du sommeil comme on a peur d’un grand trou,
Tout plein de vague horreur, menant on ne sait où ;
Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres,

Et mon esprit, toujours du vertige hanté,
Jalouse du néant l’insensibilité.
Ah ! ne jamais sortir des Nombres et des Êtres
!

1 On peut se reporter pour ces questions au livre Homo Deus, Une brève histoire du futur, de Yuval Noah Harari, Albin Michel, 2015 pour l’édition française.
2 René Descartes, Discours de la méthode, 1637.
3 Michel Serre, C’était mieux avant ! Éditions Le pommier, 2017.
4 Référence au fameux slogan de 1962, « Moulinex libère la femme », qui accompagne l’émergence de la société de consommation et des Trente glorieuses.
5 Sur le peu de révolution, Bernard Noël et Michel Surya, éditions La Nerthe, 2020.